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Mais, que représente le ballon ?

07 décembre 2018 Les cahiers d'XMP-Consult
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« Celui qui perd sait ce qu’il fait s’il gagne, et il en parle tout le temps.

Celui qui gagne sait ce qu’il fait s’il perd, mais il n’en parle jamais »

Franck Chaignaud (créateur de La Table de Cana, lors d’une conférence)

 

Lorsqu’on me propose d’intervenir, je suis toujours très attentif à ce qu’il se noue sur l’instant. C’est comme une pièce de théâtre qui commence, avec les acteurs qui prennent progressivement place dans l’intrigue, des scènes qui s’emboîtent les unes aux autres et dont je dois comprendre les interactions. Ce que m’a dit mon interlocuteur initial ne se concrétise jamais comme je l’avais imaginé, de nouvelles dimensions de la situation apparaissent, de nouveaux évènements modifient le contexte d’origine et interfèrent en partie avec ce que l’on attend de moi. Il est clair que je prends ma part dans l’évolution de ces situations.

Ce qui m’intéresse actuellement est de savoir comment j’interfère avec elles : ce que je favorise, ce que j’évite, comment j’oriente les choses, comment je m’y prends. Au-delà de la réponse formelle à une demande, quelle est la nature exacte de ma contribution ? Il est probable que mes clients savent mieux répondre à ces questions que moi-même ; ils ont le plus souvent la gentillesse de me le dire, mais ce sont des fragments ; ce sont parfois des compliments – ce qui est très agréable à entendre - d’autres fois des interrogations, des doutes sur ce que j’essaie de réaliser pour eux.

Lorsque j’interviens, c’est en général soit pour aider l’entreprise à résoudre une difficulté qui résiste aux réflexions internes autant qu’aux méthodes classiques soit pour déclencher une dynamique collective durable. La plupart du temps, il s’agit de situations dans lesquelles le jeu des interactions entre les acteurs, ce qu’ils disent, ce qu’ils font et ce que cela provoque, est maximale. Il n’y est pas possible de distinguer ce qui est dit par les uns ou les autres de ce qu’il se passe : ce qui se dit appartient à la situation dans son ensemble. Chaque parole peut provoquer des effets favorables ou non, prévus ou non, immédiats ou non. Évidemment, même si elle demeure modeste, mon intervention peut ajouter un degré de complexité dans ce qu’il se joue. Il est possible, également, que mon interlocuteur prenne une décision imprévue car la situation serait devenue plus lisible pour lui comme pour les acteurs en présence ; j’aurais alors involontairement joué un rôle de catalyseur.

J’ai l’impression de savoir faire du vélo, mais de ne pas réussir à expliquer comment

Cela fait vingt-cinq ans que je pratique ce métier, et j’ai partagé une grande complicité avec la majorité de mes clients les plus fidèles. Mais je me rends compte qu’il m’est très rarement arrivé de leur dire explicitement ce que je fais pour eux. Je sais ce qu’ils me demandent, mais je sais aussi qu’ils restent attentifs à ce qu’il se passe et à ce que ce que cela peut leur révéler de la situation dans laquelle ils sont impliqués et qu’ils cherchent à contrôler. Par méthode, je me suis contraint à favoriser leur observation du réel tel qu’ils le redécouvrent par eux-mêmes. L’avenir est une inconnue qui se renouvelle en permanence et c’est pourtant la justesse de son anticipation qui est le meilleur guide de la « bonne » décision, celle qui se révèle être efficace à terme. On se trouve ici, et très précisément, à l’intersection entre la réalité la plus concrète possible – que décider pour le bien d’une communauté en fonction de ce qui est observable ? – et ce que l’on peut anticiper de ce qu’elle va devenir, avenir porteur d’une part irréductible d’incertitude.

Certains de mes confrères me demandent, souvent avec insistance, comment je peux accompagner mes clients sans avoir défini au préalable où je les emmène. Prévoir n’est pas mon approche car mon rôle a toujours été d’aider mes clients à exercer eux-mêmes leur propre métier, leurs décisions leur appartiennent totalement et ils sont pour moi entièrement responsables de la connaissance du contexte dans lequel ils agissent. Mes confrères insistent : « mais alors, à quoi tu leur sers ? ». Je dois avouer que malgré l’obtention de certains résultats tangibles, j’ai mis beaucoup de temps à formuler une réponse satisfaisante à cette question. J’ai l’impression de savoir faire du vélo, mais de ne pas réussir à expliquer comment je m’y prends. Ma priorité a toujours été de terminer mes missions sur le constat que « quelque chose a bougé ». C’est à l’évolution sur la durée des comportements des acteurs impliqués et des résultats qu’ils obtiennent que je mesure mon efficacité. Or, pour y parvenir, je dois être totalement impliqué dans ce que je fais ; pour que les gestes soient libres et qu’ils touchent juste ma tête « réfléchit » en permanence, mais à la façon d’un miroir, c’est-à-dire que je suis constamment attentif à ce qui m’entoure, comme immergé dans une sorte d’instant continu. Je me souviens avoir parfois lancé des questions qui provoquent des prises de conscience, un mouvement dans le groupe, un déclic chez le dirigeant.

Comment m’y prends-je ? Je laisse venir. Je m’entends intervenir lorsque cela m’arrive : la question sort de ma bouche et elle atteint son objectif. Peut-être la raison en est que je ne sais pas faire autre chose pour mes clients. Je ne sais pas les conseiller, ni organiser leurs équipes, ni bâtir une stratégie ou encore conduire un projet, mais plonger dans la réalité qu’ils vivent m’est un grand plaisir et je sens bien qu’il se passe alors quelque chose d’utile.

Souvent c’est comme un nœud qui se dénoue, un corps opaque qui se désagrège et disparait du paysage, une masse sombre que les échanges diluent peu à peu. Pendant des années j’ai appris à suivre ce mouvement, à en repérer les signes avant-coureurs, et à me glisser - j’ai envie de dire avec délectation - dans ce nouvel espace qui s’ouvre devant nous. Autour de moi, je sens des énergies s’éveiller et converger comme aimantées par un horizon commun. Je pense alors au plaisir éprouvé par une équipe de rugby qui sait l’essai à sa portée. Je pense à toutes ces aventures humaines qui transcendent la réalité et lui donnent une tonalité indéfinissable. Mon rôle est de trouver un moyen de déclencher ce mouvement, là où je me trouve.

Un comédien surnuméraire

Aujourd’hui, je ne sais toujours pas expliquer pourquoi cela fonctionne. Le plus souvent, je m’imagine comme un comédien qui se trouverait à côté d’une troupe de théâtre : ils sont assis et discutent entre eux, ils cherchent la suite de la pièce qu’ils jouaient jusque-là mais ils n’y arrivent pas. Cet arrêt est la seule raison qui me permette de rentrer en contact avec eux, et il suffit d’un rien pour que la conversation s’engage. Je ne sais pas ce que ces comédiens cherchent, la seule chose que j’ai sous les yeux est le fait que leur immobilité leur pèse. Avec le temps, j’ai appris à y deviner une énergie contenue.

Au début, je n’aurais jamais imaginé qu’il suffise de les amener à se parler de la réalité de leur situation pour déclencher une amorce de mouvement. Peu à peu j’ai appris à utiliser ce poids pour retrouver un accès à ce qu’ils portent en eux. Comme le sens du mouvement vient en avançant, j’avance avec eux. Lorsque le jeu reprend son cours, ce qui finit par arriver comme finit par apparaître une flamme entre deux bouts de bois que l’on frotte l’un contre l’autre, je peux quitter les lieux. Je me laisse alors glisser hors de la scène : mon rôle est terminé, je ne suis qu’un comédien surnuméraire, qui après une escale passe son chemin.

Un ballon permet de tenir ensemble l’attention de milliers de personnes

Une seconde comparaison m’a permis d’approfondir ces réflexions. En regardant un jour un match de rugby se dérouler, je me suis demandé ce que pouvait bien représenter le ballon. Toute l’attention des joueurs, comme des milliers de spectateurs qui suivent parfois ces matchs, est centrée sur ce morceau de cuir de forme ovale qui va de droite à gauche et d’avant en arrière selon un mouvement assez difficile à saisir si on ne connaît pas les règles du jeu. Oui, que représente alors le ballon ? Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je me rends compte qu’associé à une règle précise, le ballon permet de tenir ensemble l’attention de milliers de personnes. Grâce à un ballon et à une règle, nous réussissons à maintenir une dynamique collective sur la durée.

Lorsque je rencontre un groupe ayant perdu ce qui lui a permis d’affronter jusque-là les incertitudes de son avenir, je pense alors à mon équipe de rugby. Si je la vois errer sur le terrain, prise dans des discussions stériles, je me dis alors qu’elle a perdu son ballon. Je comprends alors que le ballon de nos sportifs équivaut à un moyen concret donnant accès - incompréhensible certes, mais réel ! - vers un avenir dans lequel il est possible de s’engager à plusieurs. Tout se passe comme si le ballon représentait précisément et continument cette intersection entre la réalité la plus concrète possible et cette autre réalité qui reste à venir. Vu autrement, l’incertitude ne nous empêche aucunement d’agir à condition que nous disposions de l’équivalent de ce que représente un ballon. Or c’est bien quelque chose de cet ordre qui émerge de ce que se disent les acteurs présents lorsque je réussis à centrer leur attention sur ce qui les préoccupe. Dès que l’équivalent du ballon réapparaît, le jeu reprend ; comme par magie.

Techniquement, on peut alors considérer que ce n’est pas en cherchant à répondre aux questions qui résistent à notre entendement que nous avancerons, mais en nous servant de ces questions sans réponse pour trouver les gestes qu’elles appellent. Je retrouve là, strictement, la logique du vélo : nous engager dans un devenir qui nous emporte avec lui.

Un autre voyage commence

J’ai ensuite pensé que dans le travail, c’est le métier qui joue le rôle du ballon. Lorsque des professionnels se reconnaissent dans ce qu’ils réalisent ensemble, alors le travail se fait et la dynamique collective se nourrit des résultats qu’elle obtient. Comme le ballon, le métier a besoin d’une règle pour fonctionner durablement. Du coup j’ai compris qu’une théorie tient des concepts ensemble mais qu’une règle tient une dynamique sur la durée ; on passe ici du spatial au temporel. D’où cette intuition que j’ai eu au tout début de mon activité d’être un apprenti Régleur de Métier. A l’usage, le terme est juste. Comme tout geste, celui de régler un Métier s’apprend sur le tas ; c’est à force de le pratiquer qu’on le maîtrise et qu’ensuite on en affine à l’infini son efficacité et son économie. Le mot Métier contient bien cette relation intime que nous pouvons entretenir individuellement et collectivement avec la réalité qui nous entoure. J’ai trouvé le mien un peu par hasard, grâce aux occasions offertes par ceux qui ont accepté de rentrer avec moi dans ces aventures que j’avais eu l’idée de leur proposer un jour.

D’une certaine façon, avec mes interlocuteurs, nous exerçons alors le même métier, mais dans des rôles différents, complémentaires. Nous n’avons pas besoin de nous parler mais nous devons nous comprendre pour que nos actions produisent les effets que nous en attendons. Sans pouvoir nous le dire, nous n’en avons pas toujours les mots, nous œuvrons au développement de leur métier par les acteurs eux-mêmes, dans le contexte concret dans lequel ils se trouvent. C’est l’intérêt de la structure qui les emploie, mais c’est également leur propre intérêt ; et c’est cette conjonction d’intérêts qui me permet de régler le jeu. Mon rôle est de montrer qu’un tel jeu est possible, le leur est de le jouer, s’ils le souhaitent, et s’ils le peuvent.

Je me rends compte que je ne travaille qu’avec des personnes qui ont ce souci en tête. Pourquoi ? Probablement parce je me suis trouvé il y a longtemps dans une situation analogue, incapable de choisir entre des voies qui ne me correspondaient pas et d’avoir décidé un jour d’essayer autre chose.

C’est l’image du vélo qui a fait jaillir le ballon après lequel je cours encore : on se met sur son vélo, on appuie sur la pédale et on enchaîne ; quelque chose se passe : on y arrive ! Je me suis dit que dans la vie professionnelle, comme dans la vie d’ailleurs, on peut vivre en suivant le sens du geste qui s’impose comme juste sur l’instant. C’est en se concentrant sur ce que l’on fait qu’on y arrive : on focalise son attention, œil et sensations, pour s’impliquer, pour rentrer dans le pli du réel, et là, un autre voyage commence. J’ai certainement voulu revenir inlassablement et par procuration sur ce moment extraordinaire d’une métamorphose de l’usage de soi.

Franck Chaignaud, que je cite en exergue de ce texte, dit la même chose : si on veut réussir, il faut être totalement attentif à tout ce qui peut se passer et imaginer tout ce que nous devrions faire si les circonstances nous y obligeaient. C’est à une disponibilité totale au réel qu’il nous invite.

A condition d’être en mouvement.

Dominique Fauconnier
<dom.fauconnier@orange.fr>

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