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Un nouveau paradigme managérial

15 avril 2020 La lettre de XMP-Consult
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Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la diffusion mondiale du Covid-19 nous fait vivre des circonstances exceptionnelles. Et ces circonstances sont tellement exceptionnelles que beaucoup de nos systèmes de gestion de crise semblent pris au dépourvu.

J’aimerais interroger cette « évidence ». Est-ce que ce sont ces systèmes qui sont défaillants ? Peut-être, en partie, mais ne serait-ce pas plutôt le dogme qu’il serait possible de tout prévoir, et d’avoir des réponses toutes prêtes « au cas où » ?

Et si c’est le cas, nous qui manageons des systèmes industriels complexes, ou qui aidons à mieux les organiser, qu’avons-nous à apprendre de cette crise ?

Il est d’ailleurs étonnant de relire des pages pas si vieilles. Le « Livre blanc de 2008 sur la défense et la sécurité nationale » nous prévient que « Les risques sanitaires sont susceptibles d’engendrer une désorganisation des échanges économiques. (…) La propagation de nouvelles souches virales ou bactériennes ou la réapparition sur le continent européen de souches anciennes résultent de l’ouverture des frontières, de la fluidité des transports et de la rapidité des échanges internationaux », et plus loin que « Les désorganisations sociales majeures que peuvent provoquer les nouveaux types d’épidémies […] font partie des risques d’ampleur nouvelle qui pèsent sur la collectivité nationale ».

La localisation de la production fondée sur les seuls coûts directs est-elle aussi rationnelle qu’on le pense ?

Alors, si nous savions, ou plutôt si nous pressentions, pourquoi n’avoir pas pris de précaution ? C’est peut-être là qu’il faut interroger le paradigme qui a prévalu depuis 20 ans : s’il faut des masques, on les commandera, l’« usine du monde » sera capable d’en livrer autant que nécessaire. Et s’il faut des respirateurs, inutile de s’acharner à en produire en France, puisqu’on pourra en trouver, moins chers, ailleurs.

On le sait maintenant, c’était oublier que les pandémies sont mondiales, qu’elles peuvent toucher l’usine du monde – et même, dans le cas présent, y trouver leur source. Et alors, adieu masques et respirateurs.

Allons plus loin. La crise actuelle a mis en lumière l’extrême dépendance de nos organisations productives vis-à-vis d’un cœur mondial de fabrication situé en Asie : 90% des principes actifs des médicaments, la majorité des composants des systèmes électroniques qui permettent de bâtir nos ordinateurs, nos automatismes industriels, et désormais nos véhicules, y sont produits. En « temps normal », ce système se conjugue avec d’autres impératifs : le « just in time », le « zéro stock ».

Or la crise actuelle vient nous rappeler que la robustesse d’une longue chaîne est celle de son maillon le plus faible. Et qu’une organisation bâtie sur les seuls processus est dans une période de forte transformation, fragile et contingente.

Pourtant, nous avions connu des alertes … En 2011, la catastrophe de Fukushima avait entraîné la fermeture d’usines japonaises de production de composants électroniques essentiels. De nombreuses industries dans le monde avaient connu un phénomène de pénurie. Dans l’urgence, des alternatives avaient été trouvées par les plus agiles, la majorité des composants étant produits aussi dans des usines épargnées, et les plus lents à réagir avaient dû attendre que ces autres sources montent en capacité. De l’alerte, on avait tiré une leçon : ayons toujours au moins deux sources. Mais deux sources situées, bien entendu, en Asie, puisque c’est là que les coûts de production sont moins chers.

Les coûts de production sont moins chers … certes. Mais cela signifie-t-il nécessairement que, sur la durée, les coûts totaux le soient ? Poser la question ainsi, c’est déjà questionner le dogme. La pièce produite en Asie pour être assemblée en Europe, ou aux USA, revient-elle vraiment moins cher ? Oui, si son transport ne coûte presque rien : ce qui est vrai tant que les coûts du carbone déversé dans l’atmosphère n’y sont pas intégrés. Oui, si elle arrive à temps : ce qui est vrai tant qu’il n’y a pas de disruption dans l’acheminement. Oui, si elle est de bonne qualité : ce qui suppose des contrôles efficaces, même à distance. Oui, si personne ne vient l’acheter sous votre nez … Bref, si l’on ajoute les « externalités » et si l’on intègre le risque, la différence de coût n’est plus du tout évidente. Cependant, on a joyeusement ignoré les externalités, notamment écologiques. Quant au risque, on a attendu qu’il se concrétise.

Nous aurions pourtant pu relire à temps l’ouvrage publié en 2007 par Suzanne Berger, Made in Monde, sur la base des travaux du MIT. Elle y montrait que bien d’autres facteurs que les coûts directs étaient à prendre en compte. Malheureusement, un état d’esprit court-termiste, et finalement préjudiciable aux intérêts de long terme des entreprises elles-mêmes, a prévalu. La crise nous en montre la nocivité. A nous d’en tirer les conséquences sans complaisance.

Et maintenant ?

Tout le monde, depuis 3 semaines, s’est mis à murmurer un gros mot : « relocaliser ». Tant mieux. Mais il ne s’agit pas que d’un problème « technique ».

L’organisation industrielle française depuis 25 ans a valorisé parmi les managers  certaines qualités : savoir définir et contrôler les process adaptés à des chaînes productives longues et à des logiques d’approvisionnement construites sur des interactions multiples, censées s’ajuster au millimètre et à l’heure. Et, en « temps normal », cela marchait le plus souvent.

Mais aujourd’hui l’urgence, pour l’entreprise est de trouver les personnes qui sauront apporter des solutions innovantes avec pragmatisme et sang-froid dans un univers incertain – pour trouver des solutions à court terme et imaginer pour l’après crise, ce que pourraient  être d’autres formes de chaînes productives et logistiques plus souples.

Pour trouver une nouvelle organisation productive, prendre en compte les risques de pénurie dans les calculs économiques, donner sa pleine place à des innovations comme la fabrication additive qui coûtera moins cher en local, réhabiliter des circuits d’approvisionnement courts, il nous faudra penser « hors norme et hors dogme ». De plus, facteur supplémentaire à considérer, il n’est pas certain que la réponse unique soit « on relocalise toute production ici », d’autres solutions que l’Asie du Sud-Est pouvant intervenir en fonction des métiers.

Les dirigeants d’entreprise vont devoir s’adapter. Et pas seulement en matière d’organisation productive, on peut notamment penser aux conséquences de l’irruption massive du télétravail, qui marquera profondément les pratiques managériales et rendra indispensable de donner plus d’autonomie à tous les niveaux, j’y reviendrai à une autre occasion. Or, souvent, du fait de l’ambiance dans laquelle ces dirigeants ont fait leurs armes, ils sont portés par la croyance du processus. Je voudrais me référer à une analyse des comportements managériaux produite par le cabinet MILO Talent (1) : « Certains aiment le Vrai et l’organisé et supportent difficilement l’incertitude. Ils font confiance au temps, sont adeptes des principes de précaution et avancent avec des protocoles validés à chaque étape. A l’opposé, d’autres croient à la réactivité, sur un fond de philosophie managériale « essai-erreur » ; ce sont des pragmatiques, prêts à partir et à tenir au combat. Ils croient à l’action et acceptent de se tromper, en étant convaincus que tout ce qui apporte de la rapidité de réponse est salutaire ».

Sans doute serait-il déraisonnable d’opposer terme à terme, d’une part la créativité et la vision, et d’autre part la capacité à piloter les décisions qui seront prises, et donc … à générer de nouveaux process ! Il va nous falloir trouver des équilibres fins. Mais surtout, surtout, n’oublions pas ce que nous venons de (ré-) apprendre : qu’il faut, comme l’explique l’analyste Philippe Silberzahn dans un jeu d’articles écrits en 2012 (2), accepter que notre monde est incertain.

Je termine en citant le Général Vincent Desportes, ancien directeur de l’Ecole de Guerre. Dans son ouvrage de 2007 « Décider dans l’incertitude », il indique « la clef de l’efficacité du commandement demeurera, au fond, la capacité de traiter le problème de l’incertitude » (3), puis « le rôle du chef devient clair : il est de définir le projet commun et de construire la bulle de liberté d’action au sein de laquelle le subordonné pourra exercer pleinement son autonomie ». On ne saurait être plus clair pour définir l’enjeu du management dans l’après crise du Coronavirus.

Dominique Tessier  //  d.tessier2@orange.fr

Télécharger la Lettre de XMP-Consult n°7 (avril 2020) en .PDF

  

  • MiloTalent : Transformation des organisations, Développement des Potentiels Dirigeants. 
  • Philippe Silberzahn a publié plusieurs essais sur le pilotage en univers incertain. Il a notamment mis en évidence le rôle – peu connu - qu’ont joué l’innovation, et la capacité des officiers « de base » à inventer et à s’adapter à une situation non prévue dans le manuel, à penser « hors du cadre », dans le sursaut de l’armée française qui a permis la victoire de la Marne en septembre 1914.
  • Patton, que cite le Général Desportes, disait de même : « les généraux victorieux font des plans qui s’adaptent aux circonstances ; ils ne tentent pas de créer des circonstances qui s’adaptent à leurs plans  ».

 

Les propos tenus dans ce texte n'engagent que son auteur et ne représentent pas un avis officiel de l'association XMP-Consult.




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