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Survivre à la crise des semi-conducteurs

16 décembre 2021 La lettre de XMP-Consult
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Un nouveau choc pétrolier ?

La crise des semi-conducteurs est régulièrement évoquée dans les média parmi la série de pénuries qui prolongent les perturbations induites par la pandémie de covid. Certaines pénuries, comme le manque de conteneurs maritimes, sont transitoires mais celle des semi-conducteurs est d’une autre nature, par ses causes comme par ses conséquences. Le président Biden ne s’y est pas trompé et a convoqué dès le 12 avril dernier à la Maison blanche une réunion décrite comme un « sommet virtuel des PDG sur la résilience des semi-conducteurs et de la chaîne d'approvisionnement », avec des dirigeants de Ford, General Motors, AT&T, Google et des trois grands des semi-conducteurs : Intel, Samsung et Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC). La crise des semi-conducteurs s’annonce comme un nouveau choc pétrolier pour une industrie automobile déjà très ébranlée...

Des conséquences particulièrement lourdes

La crise des semi-conducteurs a provoqué chez tous les constructeurs automobiles mondiaux des coupures de programmes atteignant jusqu’à 25% des volumes et une perte estimée à 110 milliards de dollars, sans perspective d’amélioration avant mi-2022. Le désamorçage du pipe-line de composants électroniques provoquant un « stop and go » aléatoire de la production, les fournisseurs, notifiés au dernier moment, se trouvent dans des situations parfois critiques, sans recettes, avec des factures à payer et des stocks à supporter. Les cycles de commandes et d’approvisionnement dans l’automobile sont en effet beaucoup plus longs en amont qu’en aval et les  systèmes de prévision très élaborés qui permettent de gérer l’activité sont ici complètement pris en défaut. La trésorerie des entreprises étant lourdement pénalisée, certains fournisseurs pourraient déposer leur bilan si on ne les aide pas. Mais avec quel argent ? Les constructeurs sont eux-mêmes victimes des pertes de production et voient fondre leurs prévisions de résultats au fil des mois…

Le rôle-clé des semi-conducteurs

Comment expliquer la magnitude de la secousse ? D’abord parce qu’on trouve des semi-conducteurs dans d’innombrables composants, cela de manière peu visible car la supply chain automobile est complexe : plusieurs milliers de références convergent vers les usines d’assemblage, et certaines sont des organes complexes comportant des centaines de composants et impliquant des dizaines de fournisseurs de rang 2. Du coup, on ne peut qu’estimer le nombre de semi-conducteurs par voiture :  la moyenne serait de 1400, répartis entre 30 à 50 calculateurs et de nombreux autres organes « intelligents ».

L’omniprésence des semi-conducteurs tient à leurs performances, multipliées par 1012, mille milliards, en 60 ans. Ce sont des puces comportant 30 milliards de transistors qui permettent de développer des applications telles que la réalité virtuelle ou l'intelligence artificielle. Déjà vitaux aujourd’hui, les semi-conducteurs seront encore plus essentiels pour l’automobile demain, notamment dans sa variante autonome.

Ces gains de performances sont liés aux progrès techniques de la production de fonderie de silicium, notamment grâce à la technologie de photolithographie EUV (ultraviolet extrême) d'ASML, une société néerlandaise dont le CA a doublé en 5 ans. Les dimensions caractéristiques des lithographies les plus avancées sont actuellement de 5 nanomètres, en attendant les 3 et les 2 nm. On était à 10 nm en 2016, 90 en 2003 et le fameux Intel Pentium des années 1990 était en 800 nm… Pour donner l’échelle, une molécule d’eau fait 1 nm et notre meilleur ennemi le virus du covid-19 entre 60 et 140 nm.

Les fournisseurs de semi-conducteurs : de quasi-monopoles

Pour produire ce genre d’objets, outre la technologie d’ASML, les fondeurs ont besoin d’opérer dans des salles blanches avec moins de 10 particules par m3 d’air, mille fois moins que dans une salle d’opération. Les plaquettes de silicium y circulent dans des cartouches étanches convoyées par des bras robotisés. Une usine produisant 50 000 puces par mois coûte de 15 à 20 milliards de dollars.

La double barrière technologique et capitalistique fait que la production des semi-conducteurs  est contrôlée par trois « grands » (TSMC, Samsung et Intel), tandis qu’une douzaine de « petits » bataillent pour suivre le rythme. Seuls les trois grands sont actuellement capables de fabriquer des puces de caractéristiques 5 et 3 nanomètres. De plus, chaque « grand » domine une partie du marché : Intel détient 80 % du marché de l’informatique, Samsung truste le marché des puces mémoire et TSMC livre la grande majorité des quelque 1,4 milliard de processeurs pour smartphones produits chaque année, mais aussi plus de 80% des semi-conducteurs utilisés dans l’automobile, répartis dans la myriade de composants évoquée plus haut. L’industrie automobile est donc confrontée à un fournisseur en quasi-monopole, de taille équivalente à un constructeur automobile moyen : le CA de TSMC est de de 53 milliards de dollars, et sa marge de 20 milliards. Il prévoit d’investir 28 milliards cette année.

Une crise relationnelle

Pourquoi l’automobile mondiale est-elle particulièrement en délicatesse avec les fabricants de semi-conducteurs, plus que les fabricants de smartphones ou d’ordinateurs ?

D’abord, la manière de faire des sociétés automobiles pour couper les commandes a été jugée brutale et très peu appréciée par la direction de TSMC. Et lorsque les constructeurs automobiles ont voulu relancer leurs commandes, ils ont découvert que les capacités de production libérées avaient été réaffectées aux smartphones et aux ordinateurs dont la demande avait été très forte au moment des confinements. TSMC allait-il se désengager de ces nouvelles commandes pour satisfaire les sociétés automobiles ? Sachant que l'électronique personnelle enlève près de 50% de sa production des semi-conducteurs quand l'industrie automobile en prend environ 15%, et que la part de l’automobile dans les profits du fondeur taiwanais ne serait que de 3 ou 4%, TSMC semble avoir priorisé l’approvisionnement des fabricants de smartphones, tout en évoquant officiellement des soucis de supply chain compliquée, qui, une fois désamorcée, mettrait 8 mois à se rétablir… Avec lenteur, un début de rééquilibrage se met actuellement en place, ce qui a pour effet de commencer à pénaliser les autres clients (Apple et Tesla ont communiqué à ce sujet), et de légèrement détendre la situation pour les sociétés automobiles. Mais le contexte de pénurie dû à l’envolée des ventes de smartphones et d’ordinateurs portables, persistera jusqu’en 2023.

Des besoins spécifiques non servis

Totalement dépendante de ses fournisseurs géants, l’industrie automobile a de plus du mal à faire prendre en compte son besoin d’utiliser des composants éprouvés, que l’industrie des semi-conducteurs considère quant à elle comme dépassés et surtout moins rentables.

En effet, l’évolution technologique fait que de nouvelles lignes de production de semi-conducteurs doivent investies régulièrement et que les anciennes sont dépassées au bout de cinq ans. Certes, il est possible de continuer à les exploiter, mais les coûts de fabrication y sont plus élevés que dans les nouvelles lignes où la densité accrue de transistors permet d’obtenir soit un plus grand nombre de puces iso-fonctionnelles à moindre coût, soit des puces plus performantes pour le même prix.

Les constructeurs automobiles sont quant à eux soucieux de la sûreté de fonctionnement de leur produits. Les conséquences d'un bug dans un véhicule se déplaçant à plusieurs dizaines de mètres par seconde sont un peu plus graves que celles d’un téléphone qu’on éteint et qu’on rallume. Imaginons une extinction des phares pendant deux secondes à 90 km/h (50 mètres de parcourus dans le noir, ou un peu moins si le premier fossé est atteint avant) ou une défaillance du freinage…

D’autre part, les automobiles ont un cycle de vie plus long que les 3 ou 4 ans des produits électroniques : une automobile est produite quasiment à l’identique pendant 6 ou 7 ans (et parfois nettement plus en cas de plate-forme reconduite) à l’issue d’un processus de conception de 2 ou 3 ans, et la fourniture de pièces de rechange est due pendant 10 ans après la fin de la production. Les pièces produites pour les automobiles relèvent donc souvent d’une technologie ancienne dont il faut prolonger la production plutôt que de la toute dernière technologie.

Les besoins des constructeurs automobiles vont donc à l'encontre de ce que les fabricants de puces préfèrent et investissent lourdement pour produire.

Que peut-on faire ?

Comme la Chine et les Etats-Unis, la Commission européenne s’est saisie de l’enjeu géostratégique lié à la maîtrise des micro-processeurs et a lancée en 2021 une alliance européenne des semi-conducteurs avec pour but de doubler la production européenne d’ici 2030. Non seulement les semi-conducteurs sont clés pour de nombreuses applications stratégiques (notamment la défense) et industrielles (notamment les énergies vertes), mais encore la production européenne a chuté à 9% de la production mondiale, après en avoir atteint historiquement 40%.

 

Ce plan est une véritable opportunité pour les entreprises européennes, mais sans en attendre les effets, ces entreprises doivent s’organiser pour s’affranchir de la dépendance excessive au monopole de fait de TSMC, ou des autres « grands » selon les cas.

Apple s’est engagé dans cette voie, selon une stratégie affichée de longue date consistant à prendre le contrôle des technologies primaires nécessaires à ses produits, notamment des micro-processeurs. Apple a investi massivement dans ce domaine, en rachetant P.A. Semi en 2008, puis une partie de l'activité modem d'Intel en 2019 pour un milliard de dollars. Mais comme d’autres constructeurs fabless, Apple sous-traite la fabrication à TSMC. Tesla a affirmé avoir résolu le problème en trouvant de nouvelles puces (sans doute en y mettant le prix), en réécrivant ses logiciels, en les intégrant aux systèmes automobiles et en les testant pour que la production puisse se poursuivre, ce qui aurait représenté « un effort colossal ». Dans le monde automobile, Bosch vient d’inaugurer une usine de semi-conducteurs à Dresde pour couvrir ses propres besoins, projet pour lequel 140 millions de subventions européennes avaient été obtenus en 2018.

Les entreprises du secteur automobile doivent s’atteler à former des coalitions les plus puissantes possibles face aux fournisseurs de semi-conducteurs, pour :

  • formuler des exigences communes pour une offre adaptée à leurs besoins,
  • massifier leurs volumes par tous les moyens : faible diversité et utilisation transversale des modules, standardisation des microprocesseurs utilisés par les fournisseurs, plateformes électroniques partagées…

Des start-ups européennes pourraient également miser sur la relance verte et investir dans des axes compatibles des objectifs de décarbonation de l’Union européenne :

  • se positionner dans la fabrication de matériaux semi-conducteurs « bas-carbone », en établissant systématiquement un bilan carbone de l’ensemble de la « supply-chain » (scopes 1, 2 et 3) afin de le réduire au maximum, ce qui suppose la création d’outils adaptés ;
  • proposer des développements technologiques adaptés aux besoins industriels européens : les applications nécessaires pour la transition énergétique et les véhicules bas carbone ;
  • créer, dans une logique d’économie circulaire, un circuit industriel de valorisation des matériaux semi-conducteurs usagés, ce qui permettra de réduire la dépendance européenne notamment dans le domaine des terres rares.

Dans le contexte difficile que nous avons décrit, les opportunités ne manquent donc pas pour qui veut s’en saisir.

Antoine Jaulmes
Consultant en politique éthique d’entreprise, RSE, transformation industrielle, efficience R&D et services. (Site pro :
http://etikpratik.com/)

 


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