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Vivre dans le vortex
Il y a vingt ans sortait un film de Jean Marc Moutout Violence des échanges en milieu tempéré qui mettait en scène un jeune consultant parisien chargé par son cabinet d’une mission de rationalisation dans une industrie de province. La critique était sévère, parfois caricaturale ce qui desservait la démonstration…Toutefois l’illustration de l’entreprise comme lieu de la conflictualité était claire.
Une conflictualité organisée, ritualisée entre syndicats et patronat sur l’emploi, les revendications salariales, les conditions de travail, etc…
Vingt ans plus tard, cette forme de conflictualité demeure et on peut se demander si de nouvelles formes ne s’invitent pas dans l’entreprise, à bas bruit.
2020, une année charnière
Le Covid a bousculé beaucoup d’habitudes et de modes de fonctionnement. En quelques semaines, l’impossible est devenu évidence.
Le télétravail, à plus ou moins haute dose, engendre le meilleur ou le pire. L’autonomie recherchée par les salariés comme par les dirigeants produit des effets positifs sur la productivité et des gains en termes de fatigue liée aux transports ; elle engendre aussi de l’isolement et de la solitude. Les visios s'enchaînent toute la journée, souvent sans sas pour reprendre son souffle. L’urgence est toujours là, la pression, très contrôlée, de livrer (on dit « délivrer » ! ) contredit le discours sur l’autonomie.
Comment, dans ces conditions d’isolement, savoir comment les salariés vivent au travail, vivent leur travail ? Comment réussissent-ils à donner du sens à leur activité quand les injonctions paradoxales s’empilent : « fais vite et parfait », « prends soin de toi mais il me faut ce dossier pour demain matin à la première heure »…Sans savoir quel sens donner à ce qu’ils voient, entendent ou font. La confusion et l’ambiguïté génèrent du stress, de l’incompréhension qui elle-même engendre de la confusion…Des croyances sont bousculées ou remises en cause sans que de nouveaux repères, valeurs ou représentations, ne prennent le relais. Lost in chaos….Le vortex donne le vertige.
Plus on parlerait d’empathie, moins elle serait à l’œuvre ?
J’entends des récits qui décrivent des relations tendues et dures dans les équipes, avec les hiérarchies mais aussi entre collègues, des comportements brutaux pour « évacuer » des collaborateurs ( « désolé ton poste est supprimé et nous n’avons rien d’autre à te proposer… »), j’accueille en coaching des gens blessés mais fiers qui continuent à travailler le mieux possible dans des contextes vraiment difficiles. Jusqu’à franchir la ligne jaune du burn out sans s’en apercevoir, c’est la définition même de cette pathologie.
L’entreprise n’est pas une boîte étanche
A ces constats bien documentés[1], s’ajoutent d’autres observations ou perceptions pour qui côtoie les entreprises au quotidien.
Les entreprises ou les lieux de travail ne sont pas des boîtes étanches. Ils forment un continuum avec la société où s’invitent les problématiques environnementales, technologiques, politiques, sociales, internationales.
Pour illustrer ce continuum, j’ai assisté quelques jours après le 7 octobre 2023, à un échange entre deux dirigeants d’entreprise sur un sujet d’entreprise qui, soudainement, a dérapé en une conversation violente, brutalement interrompue.
J’entends les exigences très fortes des jeunes générations pour la prise en compte de l’environnement dans les choix stratégiques de leur entreprise et ses façons de produire.
L’IA suscite autant d’espoirs que de craintes mais les incertitudes qu’elle recèle encore ne permettent pas d’avoir une communication claire et rassurante sur l’avenir des métiers.
Plus prosaïquement, j’ai connaissance de mails agressifs, écrits en majuscules empreints de colère, ni bonjour ni merci, sans réponse parfois. Violence des échanges en milieu tempéré…
Les sources de déstabilisation sont donc nombreuses. Emmanuel Carrère disait dans l’émission La grande librairie du mercredi 13 décembre 2023 : « Je crois qu’il y a deux façons de voir les choses aujourd’hui : la relativement optimiste et la radicalement pessimiste.
Les relativement optimistes pensent que l’humanité traverse une phase de chaos tragique et effrayant mais que c’est déjà arrivé dans son histoire et que justement elle la traversera. Les radicalement pessimistes pensent qu’un pareil chaos ça n’est jamais arrivé et que ça n’est pas une phase, c’est la fin. »
Regarder le chaos en face
Quelle attitude pour l’entreprise face à ce dilemme si ce n’est de prendre sa part ?
Cela passe par deux axes :
- regarder le chaos en face, les souffrances et les peurs qu’il engendre, les risques qu’il comporte
- adapter ou construire une culture commune et mettre en œuvre les moyens pour lui donner corps.
Comme il existe dans le monde des vortex énergétiques, des lieux comme le Mont Saint-Michel, la cathédrale de Chartres, la pyramide de Gizeh ou Machu Picchu qui contiennent plus d’énergie que les endroits habituels, il n’est pas utopique d’en créer dans les entreprises !
Ne faudrait-il pas revoir les concepts d’efficacité et de performance, y intégrer des critères de bien être, creuser la relation entre la performance et la solidarité dans les équipes, mesurer les apports des marginaux sécants qui bousculent les habitudes et les idées conformistes, sortir de l’illusion du toujours plus avec toujours moins ? Savoir prendre le temps de réfléchir et de traiter à fond les sujets pour en gagner, du temps, ensuite.
Au-delà des traditionnels séminaires d’équipe toujours utiles, certaines entreprises encouragent la mise en place de collectifs, de groupes à formes et dénominations multiples (groupes de codéveloppement professionnel, ateliers de bonnes pratiques, cercles de développement ou cercles de dialogue), dans lesquels se construisent des visions partagées des valeurs, de l’avenir, une culture et des pratiques communes. Ces collectifs offrent des espaces d’écoute et d’expression où se brassent les intelligences et se confrontent les points de vue qui permettent de trouver des solutions aux problèmes.
Ces recommandations s’adressent aussi aux dirigeants et aux managers d’équipe. Souvent seuls dans le chaos, malgré le soutien de leurs équipes et de leur écosystème, ils ont aussi besoin de se poser avec des pairs pour évoquer leurs questionnements, écouter ceux des autres, se renforcer dans leurs compétences et se ressourcer.
Bruissant d’échanges et de paroles libres, ces lieux collectifs créent du lien et renforcent la confiance que les personnes peuvent avoir en elles-mêmes et dans les autres. Un moyen d’échapper à un chaos silencieux et désespérant ?
[1] Bruno Palier, Que sait-on du travail ? Sciences PO Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques
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