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Naviguer dans l’incertitude

Publié par Laurent QUIVOGNE
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Quand l’univers autour de nous semble tanguer, quand l’avenir est incertain et que les relations avec notre entourage sont difficiles, nous avons peur et nous trouvons dans notre environnement toutes les confirmations possibles que nous avons raison d’avoir peur.

En tant qu’accompagnant de dirigeant, je ne suis pas là pour amputer mes clients de leur peur, car la peur est utile. Ce qui est inutile, en revanche, ce sont toutes les réactions qu’engendrent la peur, notamment la honte d’avoir peur et cet emballement de la peur qui fait qu’elle obscurcit tout horizon.

La peur est utile

Imaginons que vous êtes en ville et que vous devez traverser la rue. Quel que soit l’état de la circulation, vous allez vous assurer, avant de vous engager sur la chaussée, qu’aucun véhicule n’arrive ni par la droite ni par la gauche. C’est bien la peur qui vous fait agir pour assurer votre sécurité. Imaginez, pour vous en convaincre, que vous traversez cette même rue les yeux fermés… Que ressentez-vous ?

La peur, si minime soit-elle, vous aide donc à réagir correctement face au danger et, si nous ne la ressentons pas le plus souvent dans la situation que je viens de décrire, c’est parce que nous agissons par anticipation à une situation maintes fois rencontrée.

Laissez-moi vous présenter une métaphore pour expliciter l’utilité des émotions. Imaginez que vous êtes le seigneur d’un château à l’époque féodale. Du haut de votre donjon, vous voyez une armée ennemie avancer pour vous attaquer. La peur vous saisit. Vous ordonnez aussitôt d’activer les défenses et que chacun se dispose à combattre : la peur est l’énergie de la préparation.

Bientôt l’ennemi est à vos murs et déjà les échelles sont posées sur les remparts. La peur cède la place à la colère face aux envahisseurs et il vous vient, ainsi qu’à vos troupes, la furieuse envie de les trucider : la colère est l’énergie du combat.

Plus tard, la bataille a fait rage et l’ennemi a été repoussé. Il a néanmoins causé du dégât et vous avez subi des pertes, des morts sont à déplorer. Le temps est venu de les pleurer, de remettre en état ce qui a été détruit : la tristesse est l’énergie de la réparation.

Ainsi, face à l’incertitude du monde qui menace nos modèles économiques et la pérennité de nos entreprises, il est non seulement légitime mais aussi utile d’avoir peur. Dans le cas contraire, ce serait, pour reprendre l’image ci-dessus, comme traverser le chaos du monde les yeux fermés. La peur est le moyen par lequel nous pouvons nous préparer au combat face à l’adversité.

Écouter la peur, ne pas lui céder

La peur est un signal d’alarme que nous nous envoyons à nous-même. Elle est la matérialisation concrète du produit de tous les capteurs de notre être, depuis l’observation rationnelle du monde jusqu’à la perception intuitive de signaux faibles. Si l’alarme incendie se déclenche dans votre entreprise, vous n’allez pas poursuivre votre activité du moment sans réagir. De la même façon, la peur doit nous inciter à l’action. Cependant, il serait plus que gênant que cette alarme ait une intensité telle qu’elle vous vrille les tympans et vous cloue sur place. Cela, c’est la sidération, voire la panique.

La seule façon d’éviter cela, c’est… l’action. Certains se souviendront des expériences d’Henri Laborit, montrant des rats en situation de stress, à cause de décharges électriques. Dans un premier temps, le rat peut agir et changer de cage pour ne pas les subir et il s’en porte très bien. Dans un deuxième temps, il n’a pas cette possibilité, est donc obligé de recevoir ces décharges et sa santé se dégrade. Dans un troisième temps, il est avec un congénère avec qui il va bientôt se battre — sans raison puisque l’autre n'est aucunement à la source de sa souffrance — mais cela va lui permettre de mieux vivre l’expérience désagréable et de mieux se porter sur le plan physiologique.

L’important est donc d’agir même si vous ne savez pas précisément quelle action est adéquate dans la situation. Au passage, c’est une chose que l’on remarque dans les situations d’éco-anxiété où l’engagement dans l’action, même avec la conscience que ce qu’on fait est largement insuffisant, soulage l’anxiété.

Une très jolie métaphore de cela nous est donnée dans l’excellent roman de Norman Mc Lean, La rivière du sixième jour, adapté au cinéma par Robert Redford dans le film Et au milieu coule une rivière. Il est beaucoup question de pêche à la mouche dans ce livre et de la rivalité entre deux frères, y compris la canne à la main. Le plus doué d’entre les deux, à un moment donné, n’arrive pas à pêcher une truite quand son frère citadin, ayant réussi sa prise, l’attend au bord de l’eau. Nous, spectateurs, comprenons que, pour lui, c’est la honte. Non seulement, il n’y arrive pas mais il va de surcroît adopter des gestes contre-productifs, que je cite de mémoire n’ayant personnellement aucune compétence dans cette discipline : pêcher à contre-courant, pêcher sous les buissons, utiliser une trop grosse mouche… Finalement, malgré tout, il va finir par faire sa prise de la journée. Sur le chemin du retour, son frère l’interroge sur son attitude et sur les gestes qu’il a eu et dont ils savent tous les deux qu’ils sont des erreurs. Il va lui répondre, en substance, que, dans l’impuissance, mieux valait faire n’importe quoi que de persévérer dans ce qui ne marchait pas.

Ce n’est pas que, finalement, les préceptes appris n’étaient pas valides ou qu’il fallait transgresser les règles. C’est tout ce qu’il a trouvé pour se dégager de l’impuissance, peut-être de la honte de cette impuissance ou de la peur d’échouer. Cela lui a permis de sortir de la spirale négative.

En résumé ici : la peur est utile, elle pousse à l’action et l’action nous permet de ne pas sombrer dans l’impuissance et la sidération.

L’incertitude est notre chance, l’action notre informatrice

Pour conclure, nous pouvons ajouter deux choses.

Premièrement : l’incertitude est une chance pour l’entreprise. Certes, nous pouvons nous laisser aller au rêve d’un monde où nos projets se déroulent sans difficulté, sans heurt, presque sans notre présence. Mais souvenons-nous que l’entreprise naît d’abord parce que le monde est imparfait, que la situation présente nous offre l’opportunité de prendre une place qui n’était pas prise auparavant. Dans un monde sans incertitude, de grandes organisations auraient peu à peu pris tous les pouvoirs et se seraient installées de façon durable, ôtant toute chance à de nouveaux arrivants. Il ne serait pas juste de vouloir que les règles du jeu qui nous ont permis d’exister changent après que nous en avons profité.

L’incertitude dans le monde du travail est ce que le brassage génétique, le hasard des rencontres sont au monde biologique, la condition du renouveau et de la résilience face aux accidents. Ce que nous appelons « diversité » est ce qui permet aux individus de prendre leur place : la vie même.

Deuxièmement : l’action est une source d’information. Nous croyons le plus souvent que l’action se nourrit de l’information et qu’elle est déclenchée par des décisions éclairées. Nous savons cependant que nous n’agissons que dans une rationalité limitée du simple fait de notre inaptitude à tout embrasser. L’incertitude vient de surcroît ajouter du brouillard qui obscurcit notre vision. L’action et, surtout, l’observation de ses effets et de ses conséquences, nous permettent de dissiper en partie ce brouillard.

Dans La rivière du sixième jour, le frère ajoute qu’il a fait tous ces gestes en apparence absurdes, non pas pour réussir sa prise, mais pour regarder la situation du point de vue du poisson. Façon de dire qu’il avait trouvé ce moyen pour prendre de l’information dans un moment où la compréhension lui faisait défaut.

Laurent Quivogne

Administrateur XMP-Consult
Auteur de « Se nourrir de l’incertitude pour entreprendre » (2016) et « Oser le conflit, éviter la violence » (2023).




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