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Créer de la valeur dans l’incertitude : l’Effectuation en action

04 novembre 2025 La lettre de XMP-Consult
Vue 20 fois

par Jean-Charles Fuerxer et Pierre-Yves Le Daëron 

 

La crise de la Covid a bouleversé tous les secteurs. Ce n’est pas un cas unique, tant nous sommes confrontés à de nombreuses autres événements disruptifs, quels que soient notre secteur d’activité (conflits armés en Europe, guerre tarifaire, transition énergétique, raréfaction des ressources, etc.).

Cette incertitude a aussi révélé comment certains dirigeants savent transformer le chaos en opportunité. L’histoire de Jacques, dirigeant d’une ETI du bâtiment, illustre à merveille cette capacité. Sa démarche, intuitive mais structurée, entre en résonance avec la théorie de l’Effectuation développée par la chercheuse Saras Sarasvathy.

 

Piloter dans l’incertitude

Jacques dirige une ETI du second œuvre du bâtiment, organisée autour de deux métiers : la construction neuve de maisons individuelles (B2B) et la rénovation pour les particuliers (B2C). Son entreprise s’appuie sur un réseau dense d’une centaine de petites agences locales.

Le modèle B2B repose sur un cycle très long : plus d’un an s’écoule souvent entre le dépôt d’un permis de construire et la signature effective d’une commande. En 2023, avec la crise sanitaire, cet équilibre s’effondre brutalement. Le nombre de permis de construire plonge, annonçant un avenir sombre pour cette activité.

C’est dans ce contexte de bascule que Jacques, dirigeant et actionnaire, choisit de réagir avec une lucidité et une rapidité remarquable.

 

Veille à 360° et lecture des signaux faibles

En scrutant les données du marché, Jacques perçoit ce que beaucoup refusent encore de voir : Les agences, trop dépendantes du B2B vont se retrouver en difficulté. Sans attendre, il convainc ses coactionnaires de se préparer à une crise qui, selon lui, frappera d’ici 12 à 18 mois.

Le timing rend sa démarche d’autant plus audacieuse. Les agences sont alors débordées par la gestion des chantiers et des clients impatients. Les bilans financiers sont excellents, ce qui pousse les directeurs d’agence à se concentrer sur le quotidien plutôt qu’à s’inquiéter des commandes futures. Jacques, lui, regarde déjà au-delà de l’horizon.

 

Transformer une menace en opportunité

Alors que les pouvoirs publics favorisent de plus en plus l’habitat collectif, Jacques s’interroge : par quoi remplacer l’activité B2B si la construction de pavillons neufs n’est plus soutenue ?

Très vite, il repère une piste : la rénovation énergétique des maisons individuelles. Les incitations gouvernementales se multiplient pour éliminer les « passoires thermiques ». Jacques comprend que ce marché peut créer de la valeur à plusieurs niveaux : pour les propriétaires occupants, pour l’environnement grâce à une moindre consommation de ressources, et pour ses agences, qui y trouveraient un relais d’activité. Certaines avaient d’ailleurs déjà commencé à explorer ce créneau.

Mais ce nouveau marché porte aussi un risque : celui de voir surgir de nouveaux acteurs capables de contourner les agences et de capter directement la relation client. Plutôt que de subir cette menace, Jacques choisit d’y voir une opportunité. Après tout, si le marché n’existe pas encore, pourquoi ne serait-ce pas lui qui l’invente ? Reste à en identifier les conditions de succès.

 

Le hasard ne favorise que les esprits préparés (Pasteur)

Le hasard place alors sur la route de Jacques un profil atypique : ancien cadre marketing de l’automobile, cet entrepreneur a repris une petite société de rénovation de maisons et nourrit l’ambition de contribuer, à grande échelle, à la transition énergétique des logements.

Séduit par ces premiers échanges, Jacques convainc son conseil d’administration de débloquer une première (petite) enveloppe, modeste mais suffisante, pour explorer l’opportunité. L’étude menée ouvre rapidement la voie à un projet concret de diversification.

Deux mois plus tard, une filiale voit le jour. Elle incarne cette nouvelle ambition et est confiée à l’entrepreneur, devenu à la fois coactionnaire et pilote du projet.

 

Tester, apprendre, ajuster

Peu à peu, la baisse des permis de construire rattrape les agences. Les premiers signes de ralentissement apparaissent. Les mesures anticipées par Jacques amortissent le choc, mais l’inquiétude grandit. Face à l’incertitude, beaucoup de directeurs hésitent encore à se diversifier.

Trois d’entre eux pourtant franchissent le pas. Ils décident d’investir dans le projet : du temps pour identifier des profils clés à recruter, et des fonds pour mener des actions locales de prospection, marketing et test commercial.

Ces expérimentations successives obligent à revoir le concept à plusieurs reprises, afin de l’adapter aux réalités du marché, aux contraintes réglementaires et aux ressources disponibles dans chaque agence. Un an plus tard, une dizaine d’agences pilotes sont engagées, signe tangible que l’initiative séduit sur le terrain.

 

La perte acceptable : repenser le business plan

Les premiers résultats financiers tombent : ils sont en deçà des attentes et les pertes dépassent les prévisions. Pour une entreprise familiale, attachée à l’autofinancement et habituée à atteindre ses objectifs, le choc est réel.

Le business plan, sans cesse bousculé par les ajustements du terrain, perd vite sa valeur de repère. Faut-il pour autant arrêter ? Le conseil d’administration choisit une autre voie : poursuivre l’aventure tant que les pertes restent « acceptables ». Le business plan ne redeviendra un outil de pilotage que lorsqu’il aura gagné en robustesse.

 

Les pivots successifs

Aujourd’hui, le concept marketing n’a plus grand-chose à voir avec celui imaginé au départ. Plusieurs pivots ont été nécessaires, dictés à la fois par l’évolution de l’environnement — comme les ajustements liés au dispositif MaPrimeRénov’ — et par la réalité du terrain : le positionnement a dû être adapté en fonction des capacités réelles des agences et des attentes des partenaires.

 

Enseignements

L’histoire n’est pas encore terminée. Mais une leçon se dessine déjà : il est possible de reprendre la main sur son destin, même dans un environnement incertain et mouvant.

Comment piloter une entreprise quand tout change et que les repères habituels ne tiennent plus ? Comment se réorienter alors que le marché n’est pas encore visible ? C’est précisément là qu’intervient l’Effectuation : une démarche qui part d’une question ouverte, sans trajectoire prédéfinie, mais avec un champ des possibles à explorer rapidement.

Pour élaborer ce cadre, Saras Sarasvathy n’a pas interrogé des entrepreneurs à succès, elle les a observés en situation. Elle a étudié leurs choix, leurs raisonnements, leurs arbitrages face à l’incertain. De cette observation, elle a dégagé cinq principes communs, véritables repères pour entreprendre sans carte ni boussole.

 

« Faire avec ce qu’on a »

La première démarche de Jacques est simple : regarder ce que ses agences font déjà. Très autonomes, certaines ont trouvé des niches de marché. Il ne cherche pas à révolutionner les choses, juste à faire preuve de pragmatisme.

La question qu’il se pose : qu’est-ce que nous savons faire, et comment l’exploiter ? Quels marchés sont accessibles avec nos ressources actuelles ?

Il commence modestement, puis enrichit sa réflexion à chaque rencontre et partenariat, chaque collaboration apportant son lot de nouvelles ressources.

L’objectif principal : se réapproprier tout ce que son entreprise sait faire — ce que l’on maîtrise déjà et ce que l’on découvre en chemin.

 

« La perte acceptable »

La difficulté dans un environnement incertain, c’est que les métriques du marché sont inexistantes. Il faut donc naviguer autrement. Si l’on est attentif, Jacques va procéder en utilisant le principe de la perte acceptable à de nombreuses reprises. Tout d’abord en concertation avec ses co-actionnaires, pour prendre la décision d’investir un peu d’argent pour voir. Il le refait avec l’entrée d’un partenaire et la création d’une filiale qui se doit d’être rentable. Il le refait une nouvelle fois en associant de nouveaux partenaires au projet avec ses directeurs d’agences qui ont accepté également d’investir pour explorer un marché potentiel.

Pour s’affranchir du stress, quand on tente un pari, mieux vaut jouer une petite somme que tout miser. De plus, cela présente l’avantage de mutualiser les risques et de les diluer entre les différents partenaires.

 

« Le patchwork fou »

Cela consiste à associer dès que possible les parties prenantes au projet. Jacques sent qu’il faut anticiper une potentielle crise. Il rallie ses associés, puis rencontre Paul, gérant d’une TPE dans le secteur cible et décide de  coconstruire avec ce dernier. Puis c’est au tour de ses patrons d’agences. A chaque fois, on discute en pertes acceptables pour chacun, en contraintes et on va itérer et tester.

 

« La limonade »

Le principe de la limonade est de toujours être dans le rebond. Un problème peut être un problème, mais si on le regarde différemment, est ce qu’il peut devenir une opportunité ? Le risque que le marché actuel s’effondre est un problème, celui de se diversifier est une opportunité. Le secteur B2B du bâtiment entre en crise, mais en même temps, celui de la rénovation énergétique est encouragé, mais le marché n’existe pas. Celui qui le prendra le premier pourra vraiment gagner.

Il y a cependant une notion à garder en tête. Toutes les opportunités ne sont pas à prendre. Il faut seulement prendre le temps de les regarder sous cet angle et d’évaluer si cela est pertinent. L’étude indique qu’il y a eu beaucoup de pivots et d’ajustements.

 

« Le pilote dans l’avion »

C’est souvent le principe le plus difficile à appréhender. Dans un environnement incertain, quand le marché porteur est invisible, décider où aller est un vrai défi. Le concept : si vous êtes dans un avion sans destination précise, mieux vaut être le pilote que le passager. Au moins, vous pouvez décider.

Le but n’est pas de naviguer au hasard, mais de viser des actions atteignables en investissant le minimum. La question clé : « Que puis-je faire ici et maintenant avec les moyens dont je dispose ? ». On est dans une logique de Quick Win.

Jacques illustre bien cette approche :

  • Sentir l’évolution du marché en choisissant un indicateur fin, comme le nombre de permis de construire.
  • Faire voter un budget pour se donner la possibilité d’agir.
  • Aller visiter ses agences pour comprendre ce qu’elles savent réaliser et ce qui les distingue.
  • Décider de nouer un partenariat avec Paul, puis avec 3 agences, puis 10, puis créer une filiale.

À chaque étape, l’objectif reste simple et clair : gagner un peu de visibilité, identifier les opportunités, tester le marché, mobiliser l’intelligence collective et agir immédiatement. Pas de business plan lourd ni d’investissements massifs : juste des petits investissements partagés entre l’entreprise, les partenaires, les filiales et les agences, chacun à son niveau.

 

En conclusion : Agir dans l’incertitude n’est pas un hasard, c’est une méthode.

Comme vous pouvez le voir, Jacques navigue instinctivement de manière Effectuale. Ce comportement est typique du fonctionnement d’un entrepreneur en phase d’incertitude et a été théorisé par Saras Saravathy. Elle nous offre une grille de lecture pragmatique : comprendre ce que l’on sait faire, tester avec de petits investissements, partager les risques et prendre les commandes de son projet. Chaque décision est une opportunité d’apprentissage, chaque action un pas vers la visibilité et la maîtrise de son marché.

 

Jean-Charles Fuerxer
Pierre-Yves Le Daëron




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